Je suis la France
Abu Dhabi, Le Louvre, 31 décembre 2021
Je suis la France, un vieux pays enraciné dans un terroir. Pourtant, depuis le Louvre d’Abou Dhabi ou depuis l’Exposition Universelle de Dubaï, je suis pourtant toujours la France, la France nouvelle, un soleil de taille moyenne si l’on se réfère aux géantes rouges ou aux supernovas, mais encore suffisamment lumineux pour vaincre bien des obscurités, voire des obscurantismes.
C’est mérité. Même si ma nature éternelle est de récriminer, de grogner, d’éructer, notamment aux feux rouges que personne ne remarque plus depuis longtemps chez nous, je dois reconnaître que je bénéficie d’étonnants privilèges.
Mes sols comptent parmi les plus fertiles d’Europe. Ma surface cultivable, rapportée au nombre de mes habitants, est la plus étendue. Réchauffée par les vents du midi, hydratée par les pluies océaniques, je suis une bête à fabriquer des protéines, des lipides caloriques et des glucides goûteux.
Je suis le plus grand pays du continent, à l’exception de la Russie, dont l’essentiel est au congélateur. Mon réservoir de croissance démographique est presque aussi important que celui du Canada, si l’on se réfère, encore une fois, au territoire utile. Mon réservoir démographique pourrait, au prorata de la densité de population de la plupart de mes voisins, accueillir facilement 300 millions d’habitants, contre 65 actuellement. Au regard de l’histoire européenne, cette dominance démographique ne serait qu’un retour à la normale. Longtemps je fus la région la plus peuplée du continent. Et je ne vais pas tarder à la redevenir. Longtemps, j’ai été chef de famille, en raison de ma taille, de ma beauté, de ma belle situation. Je suis plus à l’abri des caprices du climat que les autres régions, du Nord, du Sud ou de l’Est. Mon relief élevé me protège naturellement des raréfactions d’eau douce. Mes terres sont fertiles, bien irriguées, arrosées et chauffées comme un jardin des bords de Loire.
Je dispose d’une position unique de carrefour au centre de tout ce qui compte. Ma capitale est au centre de toutes les cartes : de France, de l’Europe et du Monde. Les Allemands qui partent en vacances en Espagne comme les Anglais qui vont découvrir l’Italie n’ont d’autres choix que d’expérimenter mes boulevards. Lorsque la pollution est indulgente, je jouis même d’une vue sur la tour Eiffel.
Je me situe à l’épicentre de l’archipel urbain mondial, c’est-à-dire au barycentre d’un mobile, constitué de toutes les grandes agglomérations. Depuis ma capitale, il est possible de joindre en quelques heures toutes les autres capitales, à l’exception peut-être de Sydney. Aucune métropole américaine ou asiatique ne bénéficie d’un avantage concurrentiel pareil. D’autant que l’abondance des plaines, relativement peu peuplées, du Bassin parisien autorise l’extension indéfinie de mes aéroports internationaux. Si Air France se porte si bien, en dépit de ses grèves légendaires, c’est grâce aux possibilités de hub offertes par Paris. Un Japonais ou un Canadien qui aurait l’idée saugrenue d’aller passer le week-end à Bamako n’aurait par exemple pas le choix que jongler joyeusement entre les aérogares d’Orly et ceux de Charles de Gaulle.
Je me situe enfin dans la queue de l’entonnoir, à la pointe ultime de l’Eurasie, à l’aboutissement de la plus grosse des masses continentales, et qui plus est, du bon côté, celui de l’Ouest et des vents dominants tempérés. Dès que les rigueurs de l’hiver se mettent à mordre les mollets, les peuples issus des grandes plaines du Nord, comme les hordes des steppes lointaines, migrent spontanément vers l’indulgence de mon climat. Attila en savait quelque chose.
A l’échelle des siècles, ma capitale pourrait bien redevenir celle de la planète. Il lui suffirait peut-être de reconnaître sa vocation et de devenir un grand port. La création sur un siècle, entre Paris et Le Havre, d’une mégalopole dont la Seine serait la colonne vertébrale, pourrait autoriser cette ambition. Alors mon universalisme congénital trouverait sa légitimité et je pourrais m’adonner à mon sport favori : faire la leçon aux autres et rédiger pour eux des règlements, que je n’aurais aucunement l’idée farfelue de respecter. Le diktat de la tolérance et de la laïcité, devant lequel s’inclinent mes locataires, n’a d’égal que leur passion pour l’uniformité.
Officiellement je suis ouverte sur le grand large. Depuis la nuit des temps, je suis poreuse aux influences étrangères, aux vagues d’immigration, au brassage des cultures et des sangs. Ma structure familiale est fondamentalement exogame. C’est ce qui explique le malentendu fondamental entre les Français de souche et les communautarismes endogames, comme celui des musulmans. L’inclination à l’humanisme sans frontière, le goût de la légifération universelle, l’arrogance conceptuelle et la propension fâcheuse des voyageurs français à donner des leçons de tolérance avec beaucoup d’intolérance sont la rançon de ma géographie d’amphithéâtre au milieu d’un carrefour.
Mon ouverture n’a d’égale que ma diversité. Je suis l’un des deux seuls pays d’Europe à fréquenter l’Océan Atlantique autant que la Méditerranée. J’abrite sur mon sol presque tous les climats, tous les reliefs, tous les substrats géologiques et presque tous les paysages. Il en découle un carambolage de microclimats, de micro-cultures, de particularismes gastronomiques. J’héberge 3.240 appellations de vins, près de 1.500 fromages. A moi toute seule j’abrite plus de la moitié des 80.000 villages que recensent les 26 pays de l’Europe. Ma population a toujours été fragmentée, entre les castes, entre les religions, entre les partis politiques. Est-ce l’effet de mes six chaînes de montagne qui compartimentent un pays étendu ? La fragmentation se plaît à concasser mes terres.
Chacun de mes habitants est enfermé à la naissance dans une sorte d’emballage, une bulle hermétique, dont il aura le plus grand mal à s’extraire, à moins d’avoir le talent et l’audace du magicien Houdini. Dès l’attribution de son numéro à 13 chiffres par la sécurité sociale, le petit français est marqué au front. Une feuille de route lui est remise. Il ne fréquentera que ses semblables sur les lieux de travail, de loisirs ou de sport : réunions, fêtes d’anniversaires, défilés, théâtre, terrasses, transports en commun, colonies de vacances. Très jeune il devra s’enfermer dans une spécialité qui deviendra son masque et son tombeau. Il ne viendra jamais à l’esprit d’un notaire Français l’idée farfelue de compléter ses revenus en devenant chauffeur de taxi le week-end. Il y a peu de chance encore qu’après la crise de la quarantaine, il se reconvertisse comme chimiste, trompettiste ou coiffeur. A Montréal ou à New York, c’est pourtant monnaie courante.
D’une façon générale, chez mes pensionnaires, le particulier l’emporte sur le général. Ils se prétendent exogames et citoyens du monde quand il s’agit de faire payer à papa un an de stage à l’Étranger. Mais comme Ulysse, après son beau voyage, ils finissent tous par revenir dans leur petit village, accros à la sécurité sociale, aux soins gratuits, aux Assedic, aux points retraite. De la même manière que je suis une Monarchie déguisée en République (à l’inverse de l’Angleterre), je suis ainsi un archipel de villages et de tribus qui s’érige volontiers en parangon d’universalisme (à l’inverse des Pays-Bas).
Dans ces conditions, je n’avais pas le choix. Il a fallu que je mette en équilibre le système en instaurant un contrepoids. C’est ainsi qu’inspirée par mes frontières naturelles, où les fleuves, les montagnes et les mers se relaient, j’ai érigé la centralisation en religion nationale. L’île de la Cité à Paris s’imposait comme un centre naturel en raison de la géographie en amphithéâtre qui ordonnance le Bassin parisien. Depuis, l’Histoire s’est alignée sur la Géographie. Nous avons collectionné les références verticales, pyramidales, hiérarchisées. Enfant chérie des empereurs romain, je suis devenue la fille aînée de l’Église et l’éducatrice spécialisée des autres continents à l’époque coloniale.
La centralisation a cette vertu suprême de se conjuguer aisément à ce qu’elle prétend annuler. Elle s’accommode par exemple très bien des particularismes ou de la spécialisation car sa mission est justement de recoudre les fragments de tissus qu’elle provoque en un patchwork digne du costume d’Arlequin au Carnaval de Venise. Et puis si les Français étaient mentalement, socialement, matériellement autonomes, comment justifierais-je les pléthores de mon administration ?
J’insinue donc une schizophrénie discrète dans le sang de mes victimes. Les petits Français sont programmés doublement depuis le berceau par la famille, l’école, les médias, l’organisation collective. D’une part, on leur assène la passion normative. Au 320.000 articles de lois, il convient d’ajouter 130.000 décrets et plus de 400.000 normes. Rassurez-vous toutefois car “nul n’est censé ignorer la loi”. Les Chinois me baptisent Fa-Guo-Wen, le pays de la loi. Près d’un tiers de mes actifs exercent une profession de contrôle : administration, audit, sécurité. Il semble que sur mes terres, l’occupation favorite soit celle qui consiste à surveiller son voisin ou à ratiboiser les têtes qui dépassent. On dirait que la moitié du pays s’est donné le mot pour emmerder l’autre ou l’empêcher de respirer. Il est vrai que l’envie est une passion française.
Cependant trop de lois tue la loi. La vie aime les équilibres. Lorsque la loi est abusive, son application est molle. C’est pourquoi on éduque également les jeunes enfants à l’art de la transgression, de la traversée des chaussées au feu rouge loin des passages piétons, le nez collé à leur écran. Les figures de l’autorité sont loin d’être toutes exemplaires, c’est le moins qu’on puisse dire, dans un pays où l’hymne national n’est plus La Marseillaise mais “Faites ce que je dis, pas ce que je fais”. Dès la plus tendre enfance, on expose aux bambins, sur toutes sortes d’écran, des modèles de hors-la-loi, comme Astérix ou D’Artagnan, Cyrano, ou Cartouche, Arsène Lupin ou Jacques Mesrine, Sarkozy ou Belmondo, tantôt flics, tantôt voyous, mais toujours sympathiques et chanceux. On leur apprend très jeune la débrouillardise, le système D, l’art de passer entre les mailles du filet sans se faire prendre, l’art subtil de pondre au moins un règlement par jour, sans n’en prendre un seul au sérieux. Car au pays de l’Esprit des Lois, la loi est purement indicative. Elle n’est qu’un moyen de canaliser les fantaisies du petit peuple, afin que les affranchis, qui sont les maîtres, puissent y aller des coudées franches sur des terrains de jeux désencombrés.
Mes habitants surcolorés sont formatés pour être des parricides à la recherche angoissée d’un père, des matamores incapables d’assumer leur autonomie professionnelle, la prise en main de leur auto-apprentissage, de leur santé, des accidents de la vie ou de leur processus de vieillissement. On veut toujours tuer papa, matin, midi et soir, mais quand il n’est pas là on pisse de trouille dans son pantalon.
Je dois ces contradictions à ma Géographie. Les croyances culturelles ou religieuses sont filles de la Géographie, comme celles d’un individu découlent de sa situation particulière. Or ma géographie particulière tient à la fois du cloisonnement et de la convergence. Chez moi, les forces centrifuges et centripètes se tiennent en équilibre, au prix d’une guerre civile permanente entre les partisans de l’unité et ceux de l’exception. Ces contradictions sont natives, elles sont pour ainsi dire, consubstantielles et intrinsèques à ma nature. M’en priver reviendrait à me dépouiller de mon identité.
Depuis quelques années, un nouvel horizon se profile cependant, qui va peut-être nous permettre de surmonter nos contradictions. Les nouvelles technologies, dopées par les pandémies et les confinements, permettent aujourd’hui de s’affranchir des contraintes de la Géographie. Libérés d’elles, nous le serions aussi de ses injonctions contradictoires. Nous n’aurions plus l’obligation de faire la leçon tout en faisant le sale gosse par en-dessous. C’est pourquoi je suis allé prendre l’air pendant les vacances de Noël aux Émirats Arabes Unis. J’y étais déjà présente depuis longtemps sans le savoir. La Sorbonne et le Louvre rayonnent à Abou Dhabi quand le Pavillon de France occupe une place de choix à l’exposition universelle de Dubaï. C’est que pendant longtemps, moi la France, je n’étais qu’un territoire quand l’Allemagne était un peuple ; l’Italie, une culture ; l’Amérique, une idée. Mais aujourd’hui je suis en train de devenir une langue porteuse de représentations. Avec le grand remplacement des transports par les télécommunications, je ne suis plus un territoire géographique de soixante-dix millions d’habitants mais un bassin linguistique de sept cents millions.
Avec le boom démographique des africains, je peux défier toutes les autres langues sur le terrain de la progression, tandis que ma présence culturelle me présente comme la seule alternative culturelle mondiale, à qui ne supporte plus la logique boutiquière du monde anglo-saxon.