Lettre ouverte à un jeune formateur
Vous êtes encore jeune et pourtant vous avez besoin de transmettre. Vous ne sauriez imaginer un métier qui ne donne pas un sens à votre vie. Vous avez envie de partager les découvertes comportementales qui déjà ont changé votre façon d’évoluer.
Les quelques réflexions qui suivent n’ont pas pour but de vous transmettre un cœur de métier. Leur ambition est juste de vous inviter à vous poser quelques questions fondamentales sur le rôle nouveau du “formateur” dans une époque où la “formation-formatage” est devenue anachronique, où il y aura toujours un MOOC, un TED ou un WIKI pour dire mieux que vous ce que vous avez à dire.
1. L’authenticité de la rencontre
Dans un monde numérique à outrance, la seule justification possible d’un face à face dans la vraie vie, c’est l’authenticité de la rencontre personnelle. Fini le formalisme magistral, à l’abri duquel les professeurs et les formateurs d’autrefois pouvaient confortablement dérouler leurs expertises admirables. L’information la plus poussée est aujourd’hui partout, gratuite, au bout des doigts. Un enfant de douze ans peut instantanément accéder depuis son mobile à la totalité du savoir et du savoir-faire de tous les hommes et de tous les temps. L’information, textuelle ou audiovisuelle, n’a pratiquement aujourd’hui plus aucune valeur ajoutée, sauf si elle est illicite ou, artificiellement et momentanément, raréfiée par les détenteurs d’une rente.
La valeur ajoutée s’est aujourd’hui déplacée de l’industrie de la Connaissance à celle de la Reconnaissance. Si je me déplace pour apprendre, c’est dans l’espoir de faire de vraies rencontres, interactives, chaleureuses et personnalisées avec un ou plusieurs “sachants”, d’autres “apprenants”, des “apprenants-sachant”. Le temps du monologue à voix unique a cédé le pas à celui des dialogues, le temps du modèle à celui du miroir.
2. La confiance immédiate
Le rendez-vous à ne pas manquer est donc celui de la première minute physique, celui de la première impression, la plus indélébile. Dès qu’un de vos apprenants fait son apparition il est essentiel d’aller vers lui, de nouer la rencontre d’un regard, de permettre à la relation de commencer à se construire. Il est essentiel que l’autre ressente à ce moment précis trois choses : 1. Qu’il peut avoir confiance en vous, 2. Qu’il sera accepté intégralement et sans condition, 3. Qu’il est pour vous une personne importante. Peu importante qu’il y ait ensuite des orages ou des brumes passagères. C’est au point de départ que se joue l’intensité et l’authenticité de la relation personnelle qui seule peut justifier le renoncement temporaire aux écrans du divertissement éducatif.
3. L’écartement des perturbateurs
Les écrans risquent d’être les grands perturbateurs de la formation présentielle qui va commencer. Les objets connectés de vos apprenants risquent d’être noyés, d’un bout à l’autre de la séance, sous une avalanche de notifications et de messages. Les inviter à se mettre en “mode avion” ne sera efficace que vous expliquez pourquoi la déconnexion est une condition fondamentale de la concentration, de l’apprentissage et des expérimentations comportementales.
D’autres perturbateurs peuvent concerner l’excès de bruit ou l’insuffisance de lumière naturelle. Les salles en sous-sol sont à proscrire comme les salles contigües à des espaces bruyants.
Les plus grandes perturbations viennent cependant souvent des apprenants eux-mêmes, quand ils ne se sentent pas en confiance, quand ils sont venus contre leur gré ou sans débriefing préalable ou quand ils sont pollués par une sombre colère intérieure. L’évacuation des tensions initiales s’avère alors indispensable. Les apprenants ont parfois un problème personnel, sur leur lieu de travail, avec un personnage qui les obsède et les poursuit partout, même le week-end ou au creux de la nuit. Ce personnage peut être leur n+1 (qu’ils qualifient alors de “pervers narcissique”), leur n-1 (qu’ils perçoivent comme un rival dangereux) ou leur alter égo dans un autre service (“la petite garce qui fait de l’œil au directeur”). Pour se décharger de ses tensions, entreprendre un apprentissage détendu ou simplement déverrouiller ses oreilles, l’apprenant peut avoir besoin d’abord de dire en préalable tout le mal qu’il pense de cet affreux Jojo. Il faut alors faire preuve de patience, et même d’indulgence. De temps en temps, un apprenant à la langue bien pendue tentera de prendre le groupe entier comme témoin de son incroyable infortune. Votre humour légendaire vous sera alors bien utile pour le canaliser sans le chatouiller inutilement.
4. La structure élastique
Une erreur très fréquente chez les jeunes formateurs, et plus encore chez les moins jeunes, consiste à bien se préparer et à venir armé d’un plan bien ficelé, sous prétexte qu’il y a un programme à respecter et un canevas à suivre. Cette façon de faire était encore très louable il y a quelques années. Elle n’a plus beaucoup de sens quand des parcours parfaitement fléchés sont en libre-service gratuitement sur les écrans.
L’art du formateur ne consiste plus aujourd’hui à s’en tenir à son programme mais au contraire à le moduler en fonction du profil de ses apprenants ou de l’effectif de son groupe. Au-delà de 10 participants, il pourra s’orienter vers un “one man show”, de 3 à 9, se positionner comme animateur de table ronde, avec 2 comme conseiller conjugal, avec 1 seul comme coach ou coach en apprentissage. Dans tous les cas le mode “professoral” ou “donneur de leçon” est passé de mode.
5. La magie de l’alternance
Quand une petite présentation théorique s’avère indispensable, il est alors essentiel d’adopter une posture désacadémique. Il sera par exemple indiqué de faire le show, le clown, la star, de diffuser des vibrations, des phéromones et des effets spéciaux. Les Powerpoint, les paperboards et les polycopiés sont désormais à reléguer au département des curiosités touristiques, de même que tout ce qui peut distraire du formateur charismatique qu’il vous appartient de devenir.
Un formateur charismatique pratique la technique de l’arrêt sur image. Au lieu de se tortiller continuellement et de façon monotone, il découpe son exposé sous forme de “slides” de quelques dizaines de secondes. Chaque slide s’accompagne d’une posture relativement immobile et d’un ton de voix précis. Quand la slide bascule, tout change : l’idée, l’intonation, la posture, la position sur scène. L’ensemble est saccadé, à la manière d’un diaporama plus que d’une vidéo, à la manière d’un lézard qui se téléporte d’une pierre à l’autre.
Si les arts de la scène vous mettent mal à l’aise, mieux vaut renoncer tout de suite à devenir formateur, en tous cas pour des groupes de plus de 10 personnes. Le métier a changé : ce qu’on appelait jadis le “présentiel” est devenu de l’événementiel, assuré par une star, sur une scène, pour un événement extraordinaire. L’avenir de la formation, c’est un peu le Cirque du Soleil avec des personnages qui jonglent, prennent des risques et collectionnent les prodiges.
6. L’effet de surprise permanent
L’art de toujours surprendre suppose une utilisation particulière de l’espace et du temps. Le temps de la formation gagne à être fractionné, concassé, segmenté toutes les dix ou vingt minutes ou mieux encore, dès que l’attention du public commence à décliner. L’attention qui ne se renouvelle pas s’évanouit. Quand le cerveau se forme, se déforme ou se réforme, il a tendance très vite à s’évader, peut-être par paresse, peut-être par détestation de la remise en cause. Cette propension à la distraction est aujourd’hui plus forte encore qu’hier en raison de la pratique intensive des objets connectés au zapping intensif. Très périodiquement le formateur devra donc “casser la marionnette” et changer de propos ou de style, initier une autre posture, inviter ses propres apprenants à changer de posture, permettre au corps de se déployer pour déployer l’esprit.
La déstructuration de l’espace peut se faire elle aussi de bien des façons. L’intervenant peut balayer l’ensemble de l’espace disponible, se déplacer à vingt mètres de ses apprenants ou à vingt centimètres dans un méli-mélo de zooms et de dezooms. Il peut aussi faire circuler les sachants dans l’espace et les faire bouger au sens propre avant de le faire au sens figuré. Rien de plus soporifique que les dispositions spatiales “convenues” comme les fameuses “tables en U” ou l’alignement de bandes de chaises en “mode amphithéâtre”. Dans l’idéal on peut éliminer purement et simplement les tables, les chaises, les machines, les supports. Ils font quelque part écran à la seule chose qui compte vraiment : le corps à corps entre les apprenants et les sachants.
Si vous ne pouvez-vous passer de table, rapprochez-les alors le plus possible dans un carré parfait. Il en est des salles de formation comme des discothèques. Plus la promiscuité est grande et plus il risque de s’y passer quelque chose.
7. Le street learning
À l’inverse vous pouvez considérer que la meilleure des écoles, c’est le terrain, la vie, la rue. Pourquoi rester deux jours enfermés entre quatre murs quand le soleil brille et que l’objectif est de s’améliorer là où ça se passe vraiment, à l’extérieur. Les grands hôtels comme le Georges V sont d’excellents laboratoires pour développer ses qualités d’accueil ou d’assertivité professionnelle. Les magasins ou les marchés de rue peuvent donner lieu à des exercices très formateurs où l’on apprend à demander ou négocier comme il faut savoir le faire au quotidien en entreprise. Les rames de métro sont un bac à sable formidable pour s’entraîner à prendre la parole en public ou à adresser la parole à des inconnus comme il faut savoir le faire dans un salon.
Inversement, les lieux familiers ou convenus ne sont guère favorables à l’expérimentation comportementale. On ne change que quand on change d’écosystème. Les formations “inter” présentent vis-à-vis des “intra” la possibilité de s’essayer sans risque à des comportements nouveaux au contact d’inconnus, tous motivés par la même cause, mais que vous ne connaissez pas et que sans doute vous ne reverrez jamais. Pourquoi ne pas pousser jusqu’au bout cette logique de l’expérience en s’essayant à des postures inédites, là où vous vous retrouverez pour de vrai, sitôt tombé le rideau de la formation ?
Il est certes plus difficile pour un formateur d’accompagner un groupe sur le terrain que de chanter tranquillement son refrain entre quatre murs, un paperboard, des tables en U. C’est cependant ici que se joue son avenir, sa valeur ajoutée, son utilité vraie. Pour le reste il y a Wikipedia, YouTube et des dizaines d’applis gratuites qui font leur apparition chaque jour. La tâche noble du “formateur” consiste à modeler l’argile humaine pour lui permettre d’oser des “formes” nouvelles. A la manière d’un metteur en scène avec de jeunes comédiens, il lui faudra savoir les prendre par l’épaule ou par la main, montrer personnellement l’exemple, prendre des risques et les motiver pour en prendre.
A sa manière il lui faudra se comporter en existentialiste et faire passer l’expérience de la rencontre ou de l’instant authentiquement vécu avant le soin de protéger son confort et la dignité illusoire de son personnage de sachant. Si vous avez vraiment la vocation de faire progresser qui que ce soit, il vous faut renoncer à être celui qui sait pour devenir celui qui interpelle. On ne peut pas changer les gens. On peut juste les aider à accoucher de ce qu’ils sont en leur montrant l’exemple ou en les bousculant avec beaucoup de gentillesse et de respect.[/vc_column_text][/vc_column][/vc_row]