Les cerveaux multiples et l’apprentissage
L’être humain a sept cerveaux, si ce n’est davantage. Oui vous avez bien lu. Avant de vérifier attentivement le crâne de votre voisin, il convient cependant de vous rassurer. Ces sept cerveaux sont étroitement amalgamés et, comme dans un vieux couple, ne cessent de se contredire.
Illustration :
Votre chérie vous demande de vous jeter du haut d’une falaise afin de lui prouver l’étendue de votre amour. Votre cerveau reptilien alors voudra peut-être prendre ses jambes à son cou. Votre cerveau mammifère envisagera peut-être de démontrer la force de vos sentiments (mais d’une autre manière). Votre néocortex, de son côté, ébauchera peut-être une réflexion pour amender votre dernier testament (qui désigne votre chérie comme unique bénéficiaire).
Ce cocktail étrange de réactions mentales contradictoires fait la particularité ne notre espèce, sa misère, sa grandeur et peut-être un jour son joker contre l’Intelligence Artificielle. Homo Sapiens est parfaitement capable de vivre avec ses contradictions qui fondent sa con-science (en latin “savoir avec”). Le silicium, dans la même situation, réagit par un bug et se plante.
Les cerveaux de métal ne souffrent pas l’incohérence.
Or, les recherches les plus récentes en neurosciences semblent démontrer que ces différents cerveaux contradictoires impactent, chacun à sa manière, les processus d’apprentissage. Et plus l’incohérence est grande, meilleure est quelquefois l’assimilation.
Démonstration :
1. Le cerveau reptilien
Ce cerveau archaïque est situé dans le cervelet autour de l’hypothalamus. Il fait son apparition il y a plusieurs millions d’années avec les dinosaures et les reptiles, d’où son élégant sobriquet de “cerveau reptilien”. Il est le cerveau de l’instant présent, celui qui m’amène à prendre mes jambes à mon cou si un chien me court après mais également à me mettre en colère si un prédateur quelconque menace mon territoire.
Côté apprentissage : le cerveau reptilien ne jure que par l’utility learning ou le zéro gadget learning. Si j’ai besoin de savoir quelque chose pour survivre ou assurer la survie de mon espèce, je l’apprends sans chichi et automatiquement.
2. Le cerveau mammifère
Il y a quelques dizaines de millions d’année, les mammifères qui prirent le relai des dinosaures mirent au point un second cerveau qui enrobe peu à peu le cerveau reptilien. Ce cerveau mammifère introduit deux notions associées qui faisaient cruellement défaut aux affreux dinosaures : celle de l’affectivité et celle de l’emmagasinage des souvenirs. Les deux fonctionnalités sont jumelées physiquement par deux organes microscopiques : l’hippocampes et l’amygdale qui sont tous deux logés dans le cerveau limbique, une sorte de couette molletonnée qui enveloppe le cerveau reptilien et qui l’étouffe peut-être aussi un peu, tant il faut se méfier de ce qui vous protège abusivement ! Le cœur et la mémoire ont toujours eu d’étranges affinités. Le cerveau mammifère est un grand sentimental, un nostalgique incorrigible. Il a des préférences indéfectibles vis-à-vis de ce (et ceux) qu’il connait vis à vis de ce (et ceux) qu’on ne connait pas encore. Comme un renard ou un petit prince il a besoin de temps pour se faire apprivoiser, mais ensuite il s’accroche. C’est pour cela que nous sommes plus à l’aise au sein des groupes auxquels nous pouvons nous identifier.
Côté apprentissage : le cerveau mammifère va être friand du social learning, de l’apprentissage communautaire et partagé, de l’autorité d’un maître reconnu qui – cerise sur le gâteau – saura nous envoyer du feedback et de la reconnaissance individualisée. Il ne déteste pas la salle de classe ou le présentiel, pourvu qu’ils soient humanisés. Il déteste les facs aux longs couloirs semés de distributeurs à café.
3. Le néocortex
Ce nom un peu barbare désigne l’écorce grise qui enrobe l’encéphale. Il fait son apparition il y a quelques millions d’année avec les premiers hominidés, capables de se projeter dans une troisième dimension inconnue des autres mammifères : celle du Futur et du Possible. Il est également la source de tous nos tourments : Homo est le seul des mammifères à se poser continuellement des questions et à se faire constamment du souci à propos de problèmes insolubles qui n’arriveront jamais.
Côté apprentissage : le néocortex analyse, interprète et quelquefois comprend tout ce qui lui tombe sous la patte. Il va surtout vous permettre d’anticiper les conséquences de vos actes et d’en tirer parfois les conclusions, du moins… en théorie. C’est ce qu’on pourrait appeler de l’action learning ou encore du learning by doing. Votre matière grise n’apprend jamais si bien que quand elle est actrice de son apprentissage.
4. Le lobe frontal
Le lobe frontal est l’aire cérébrale que vous utilisez présentement pour lire cet article. Il constitue en quelque sorte l’entonnoir qui focalise tout votre être sur un point, au point de vous rendre malade… et au risque de vous faire oublier combien le monde est plus grand qu’une école. Ce cerveau, qui est l’apanage des grands professionnels et du petit peuple des grandes écoles, souffre beaucoup aujourd’hui de l’invasion des écrans, des notifications et des interruptions continuelles. Le mal de tête existe toujours mais il change de registre : aujourd’hui, on ne se prend plus la tête. C’est un GAFA quelconque qui se charge d’accaparer votre attention le plus longtemps possible afin de faire monter le cours de son action en bourse.
Côté apprentissage : ce pauvre lobe frontal, constamment saturé, est convoité par la plupart des systèmes éducatifs d’état qui aspirent à éduquer, hypnotiser, neutraliser – on ne sait pas trop – le champ de conscience de leurs citoyens, petits ou grands. Il est la référence des institutions de référence. Il s’éclate (ou plutôt il implose) dans le focus learning ou le sequential learning qui enseignent la forêt en inventoriant les feuilles.
5. Le cerveau mimétique
Vous est-il déjà arrivé d’applaudir au théâtre quand tout le monde applaudissait, de rire quand tout le monde rit ou de bailler lorsque interlocuteur ouvre un peu trop la bouche ? Tout cela est le fait du cerveau mimétique, un cerveau très ancien qui remonte à la nuit des temps. Les oiseaux migrateurs qui volent en escadrilles parfaitement géométriques, les chiens qui aboient en meute et les grévistes qui entonnent un slogan le pratiquent indifféremment. Celui qui ne le pratique pas assez se fera vite taxer d’autiste ou de dangereux personnage : ses succès amoureux seront limités, sa reproduction compromise. Inconsciemment, l’être humain, comme une corde de guitare aura tendance à résonner à l’unisson des autres pour se faire accepter. Ce qui est vrai partout l’est plus encore des cours d’écoles, des clubs de golf et de petites associations à cheval sur leurs valeurs.
Côté apprentissage : le cerveau mimétique peut être un levier d’apprentissage fantastique s’il est utilisé habilement. Le rôle de l’individu transmetteur a un rôle capital à jouer dans l’apprentissage comportemental. Qu’il soit mentor, coach, professeur, formateur, le pédagogue aura toujours intérêt à montrer l’exemple car l’exemplarité est contagieuse. Les coaches sportifs et les clubs de fitness le savent bien. Ils vont même jusqu’à utiliser la musique rythmée comme les régiments de jadis marchaient au pas de la trompette et du tambour. La meilleure façon d’apprendre l’Espagnol, c’est de s’immerger complètement dans un pays hispanophone. Le cerveau mimétique est un très féru d’immersive learning.
6. Le cerveau aléatoire
Au contraire du cerveau mimétique – qui n’a pas d’âge – le cerveau aléatoire est le dernier sorti de l’usine, la dernière invention de l’évolution créatrice. Il marque la supériorité de l’Homo Sapiens vis-à-vis des autres « Homo » et de nos autres cousins. Son origine cromagnonesque se situe il y a seulement quelques dizaines de milliers d’années. Aux dimensions habituelles du présent, du passé et du futur il ajoute l’esquisse d’un quelque chose qui pourrait bien préfigurer une faculté maîtresse de nos descendants éventuels : la fantaisie et le goût de la pagaille, comme préalables indispensables de la création.
On a très récemment fait une découverte étrange. Parmi les quelques 80 milliards de neurones qui peuplent notre encéphale, il s’en trouve parfois cent ou deux mille, qui ne fonctionnent pas comme les autres. Un neurone de la bonne société se doit de communiquer normalement avec son voisinage en mode téléphonique ou lettre recommandée en injectant poliment, à travers la synapse, juste ce qu’il faut de dopamine pour communiquer à son voisin le plus proche l’information qu’il attend. Un neurone aléatoire fonctionne différemment. Il distribue de la dopamine au hasard, un peu comme une antenne de télévision diffuse des ondes autour d’elle ou comme un chêne saupoudre de son pollen les autres chênes de la forêt au hasard des courant d’air. Un autre neurone parfaitement inconnu capte alors quelquefois le neurotransmetteur, de la même façon qu’une bouteille à la mer peut tomber entre les mains de n’importe quel Robinson en herbe. Des associations d’idées farfelues peuvent alors émerger, qui donneront quelquefois des fadaises et quelquefois des idées créatives, charge au cortex et au lobe frontal d’effectuer alors le job de sélection dans lequel ils excellent. (https://interstices.info/jcms/n_48652/du-chaos-dans-les-neurones)
Le cerveau expérimental constitue en lui-même une expérience de la nature. L’avenir nous dira si c’est une bonne idée. Si certains parmi vous, chers lecteurs, disposent d’un cerveau aléatoire de qualité avec peut être non deux cent mais trois ou quatre cent mille neurones aléatoires, ils auront peut-être des chances supérieures de réussir, de plaire et de se reproduire. Leurs descendants pourront alors poursuivre et propager l’expérience. Dans le cas inverse, ce dernier cri de l’évolution sera tout simplement supprimé du marché, comme un iPhone porteur de fonctionnalités inutiles.
Côté apprentissage : les expérimentations surréalistes du cerveau aléatoire trouvent un terrain d’élection dans les pédagogies imaginatives du fun learning. Et les enfants bien outillés en neurones aléatoires, qu’on appelle aussi parfois les zèbres, s’épanouissent bien plus dans les petites écoles expérimentales que dans les systèmes institutionnels qui les étouffent. Les zèbres devenus adultes seront toujours chercheurs d’écosystèmes respectueux de leur zébritude.
7. Le cerveau intestinal… et les autres.
Mais que va faire ce dernier cerveau dans l’estomac ?
Pour achever la collection, il convient en effet maintenant de formuler une hypothèse. Et si le cerveau n’était pas que dans le cerveau mais dans le corps tout entier ou même dans l’écosystème extérieur qui l’abrite ? Il est acquis déjà que les deux kilos de bactéries qui peuplent nos viscères et assurent notre survie en métabolisant toutes les enzymes dont nous avons besoin, communiquent avec nous par le biais des émotions et de l’état d’humeur. Vous-même avez sans doute déjà fait maintes fois l’expérience de la “boule au ventre” qui vous empêche de respirer en présence d’un grand danger. Tout se passe comme si la volonté qui règne dans l’esprit était subordonnée à une volition qui habiterait le ventre.
Il n’est pas impossible que d’autres influenceurs de votre cerveau soient représentés par des hormones en circulation dans le sang, par un système nerveux insatisfait de ses fonctions subalternes, ou même par des messagers chimiques ou électromagnétiques émis par un autre cerveau ou un autre organisme voisin.
Il est enfin infiniment probable que les neurotransmetteurs eux-mêmes aient quelque chose à dire dans l’écoulement de nos pensées. Le généticien américain Robert Cloninger a démontré le lien entre la dopamine et la recherche de la nouveauté ; entre la sérotonine et l’évitement de la souffrance ; entre la noradrénaline et la dépendance à la récompense (https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0003448710001010)
Côté apprentissage : l’impact des émotions sur le processus d’apprentissage ne fait plus aucun doute. Or l’émotion plonge ses racines partout dans l’organisme et son environnement. La qualité de l’écosystème et de ses incidences sur l’organisme sera donc une des clefs de l’apprentissage efficace. De là peut être le succès des villes universitaires qui font rêver comme Salamanque, Oxford, Harvard, Aix en Provence, Heidelberg, Singapour. De là sans doute le succès des bibliothèques avec des boiseries et des senteurs de papier ; peut-être aussi un jour des monastères du Futur qui rappelleront ceux des cisterciens par leur déconnexion volontaire. Le low-tech, le campus ou le travel learning ont peut-être de beaux jours devant eux.
Au final, la pédagogie la plus efficace sera souvent celle du cross-learning qui mobilise simultanément tous nos cerveaux. Au contraire des cerveaux numériques qui ont besoin d’un chemin linéaire et de data nombreuses, nos encéphales gélatineux se grisent de la pagaille, des situations sans précédent où à partir de rien il faut reconstituer un tout. L’évolution les a peu à peu façonnés pour apprendre de façon transversale, en se jouant des frontières et des périmètres au sein desquels l’intelligence artificielle doit s’enfermer. L’incertitude et les zigzags bizarres favorisent bizarrement leur développement.
Décidément nous n’avons pas les mêmes valeurs ![/vc_column_text][/vc_column][/vc_row]