La genèse
L’identité n’est pas une réponse. Elle est une question. Et de ce point de vue elle est un peu comme Dieu. Quand elle cesse d’être une question pour devenir une réponse, elle n’est plus qu’un passeport pour ne pas se remettre en cause, pour éviter de s’adapter. Quand elle reste à l’état de question, l’identité n’est qu’un vertige. Quand elle est confortable est simple, c’est qu’elle dérive dans l’illusion ou la corruption.
La question du “Qui suis-je ?” n’est jamais aussi cruelle qu’entre dix-huit et vingt-cinq ans. La question est alors sans réponse. Mais le besoin de réponse est oppressant. En ce temps de l’absence, les rôles assignés par l’enfance se lézardent, comme des vêtements devenus trop petits. Aucune mission sociale n’a pu encore déposer une armure ou un masque sur ce non-être que nous sommes devenus, sur cette “personne” mise à nue.
C’est pendant mes années d’étudiant que je me suis passionné pour la science des caractères. Un soir de mes vingt ans, je me trouvais égaré dans la bibliothèque de la Cité Universitaire à Paris, à rechercher dans les livres une direction à suivre. Soudain, le “Traité de Caractérologie” de René Le Senne (1945) se faufila entre mes mains. J’étais si désorienté, si assoiffé d’identité, que je crus dénicher mon portrait dans le premier chapitre sur le Nerveux, puis dans le deuxième sur le Passionné, puis en fragments, dans un peu tous les autres. Peu m’importait d’être tout en même temps, pourvu que je fusse enfin quelque chose.
Quelques années plus tard, j’ai découvert dans les couloirs de la Faculté Catholique de Lille, où je donnais quelques heures de cours, une École Française de Morphopsychologie, inspirée par les travaux de Louis Corman, de Nantes. Comme déjà à l’époque, j’avais le goût de mettre les personnes en équation, je me suis amusé, un dimanche matin, chez mon grand-père à Mons-en-Barœul, à combiner Morphopsychologie et Caractérologie, dans une hybride balbutiante, que j’ai baptisée “Morpho-Caractérologie”. C’était juste avant de passer à table en compagnie d’une poignée d’oncles hautement différenciés. De la Morphopsychologie, du docteur Corman, ma méthode héritait d’une technique d’analyse du visage et de l’allure. De la Caractérologie issue de René Le Senne et de son disciple, Gaston Berger, elle conservait une puissance de synthèse. Entre la soupe et le poulet, j’ai établi sur un bout de feuille un alphabet du caractère, constitué de quatre facteurs : la Dépendance (D), l’Ouverture (O), la Combativité (C) et l’instabilité émotionnelle (E) que ma grand-mère incarnait mieux que personne. Vingt ans plus tard, j’ai découvert que des chercheurs anglo-saxons, bien mieux outillés que moi, avaient trouvé un consensus sur l’analyse factorielle de la personnalité : le Big Five. Il s’est trouvé que par miracle ses cinq facteurs s’emboîtaient à peu près dans les miens. Intuitivement j’avais posé un alphabet commode et pertinent pour déchiffrer dans les grandes lignes, non pas de la Personnalité, qui est un point d’arrivée d’une subtilité infinie, mais du caractère, qui est un point de départ mais également un organisateur secret de la trame de notre existence.
Rapidement confronté aux exigences de la formation professionnelle, il a fallu vite clarifier aux yeux de mon public l’articulation de ce que j’appelais le Caractère avec la Personnalité dans son ensemble. La personnalité est un phénomène directement observable, une probabilité de comportement immédiat. Elle se déconstruit et se reconstruit en permanence, au gré des contingences qu’elle croise sur son chemin. Elle se réinvente infatigablement sous l’influence de la nature du sujet, de sa culture, de son histoire et du contexte dans lequel il est plongé. Elle est une résultante autant qu’un devenir. Le caractère n’est que la composante initiale de cette synthèse dynamique. Il représente le lot de la génétique, la pesanteur du tempérament hérité, le corps en opposition à l’âme. De ce fait il désigne, par définition, la dimension plus stable de la personne, son invariant, son intangible. Cette limitation étroite le confine à un rôle exigu en situation professionnelle, où le poids des circonstances peut se faire écrasant. L’expérience accumulée, les aptitudes développées, l’intelligence s’y conjuguent de leur mieux pour tenter de faire face aux urgences ou aux nécessités. Le caractère encombrant est enfoui.
Le caractère peut rester longtemps discret, comme une plante en germe pendant l’hiver. Il n’échappe pas au regard de ses proches pendant la petite enfance, où il exulte. Mais rapidement l’ordre social et sa matrice, l’école, se chargent de le mettre au pas. Son ambition reste secrète. C’est quand l’empan chronologique s’élargit qu’il émerge de l’ombre. Aux dimensions d’une vie entière les situations se relativisent. Dans la durée les besoins non négociables prennent leur revanche. Si un environnement professionnel ou familial contrarie ses aspirations fondamentales, la personne doit à terme choisir entre : se dérober habilement, mourir intérieurement… ou renverser soudain la table. Et personne ne comprend.
Tout se passe alors comme si le caractère se faisait le porte-parole de ce qu’on appelait autrefois le destin. Le destin est ce qui nous abonne à une spirale de scènes critiques, où nous jouons un rôle prédéfini : le héros ou la victime, le protecteur ou le justicier, l’anguille insaisissable ou la carpe engourdie. Le destin personnel s’obstine à jouer, contre toute logique et parfois tout bon sens, un lot de scénettes stéréotypées. Ce sont les mêmes personnes qui tirent le diable par la queue avec des problèmes d’argent, des problèmes de cœur, des problèmes de travail ; qui alternent les triomphes, les chutes et les traversées du désert ; qui redécouvrent l’Amérique ou le fil à couper le beurre ; qui se recroquevillent dans leur coquille, après une énième déception. Tout se passe comme si les personnes humaines étaient, comme des fleurs, prévues pour se développer selon une loi qui leur est propre, éclore et se faner à une saison précise, libérer leur parfum à une heure bien connue des promeneurs du soir.
L’aveuglement des personnes sur leur propre destin est souvent remarquable. Tout absorbées dans le “comment” des procédures et des techniques, elles semblent inconscientes de la mélodie répétitive qui les mène par le bout du nez. Chacune chante sa chanson et la chante souvent de plus en plus fort. Cette chanson conduit quelquefois la personne à sa perte. Peu lui importe. Nous ne sommes pas des êtres rationnels. Nous nous bornons à jouer rationnellement la partition qui nous a été remise entre les mains. Nous ne cherchons pas le bonheur. Nous cherchons une réitération de l’expérience, heureuse ou non, à laquelle nous sommes abonnés, habitués, quelquefois condamnés. L’intelligence permet de conduire son véhicule et de contourner les obstacles qui surgissent de nulle part. Pas toujours de comprendre la logique de son propre plan de vie. Le nez dans le volant, le chauffeur ne peut pas en même temps dézoomer sur la carte.
Le destin initial est en fait circulaire. Il ne conduit nulle part. Cherchez la répétition et vous trouverez l’erreur. La personnalité se définit encore, comme toute structure vivante (les organismes, les sociétés, les idéologies ou les cultures), comme une structure particulière de représentations et de réactions automatiques, qui cherche à se perpétuer dans le temps, à s’exporter dans l’espace, à coloniser d’autres structures psycho-sociologiques, à persévérer en son être. Pour progresser il lui faut comprendre sa logique circulaire. Alors seulement elle peut espérer transformer en spirale la boucle infernale, qui lui a été assignée au commencement du monde.
Afin de répondre honnêtement à la question “Qui suis-je ?”, il est vite apparu essentiel de borner le caractère et de clarifier sa position dans l’enclos de la personnalité. Quand, en 1986, j’ai commencé à animer des formations professionnelles à la Morpho-Caractérologie, je concluais mon introduction par cette formule récapitulative : “Je suis : l’instinct fondamental d’intégration, incarné dans un caractère, immergé dans une culture, modelé par une histoire et confronté à une situation bien précise : celle de vous expliquer qui je suis”. Cela faisait bien rire mon auditoire qui s’attendait à suivre une formation immédiatement opérationnelle.
Au fil des décennies, la Morpho-Caractérologie de 1986 a changé plusieurs fois de nom. En 2002, elle a été rebaptisée “Communication différentielle”, afin de mettre en valeur ses objectifs en relations humaines. En 2010, elle tenta de se refaire une beauté sous l’appellation ésotérique de “Management de la singularité”, terme à la mode en Silicon Valley. En 2015 je me suis jeté à corps perdu dans le développement de “Performances-Talents”, une plateforme 360° en ligne destinée à percer les contradictions motrices d’une personne en éclosion continuelle. En 2021, nous avons décidé de renommer “Persométrie” cette application en raison de l’évolution culturelle du concept de “Performances” et du besoin sociétal d’outils de mesure de la subjectivité individuelle et du comportement.
L’outil s’est mis au fil du temps à gérer un niveau de complexité plus élevé que ce qu’il était possible de transmettre en formation. Le profil d’un candidat put être analysé selon une quarantaine de plans. Les quatre facteurs de base, qui n’ont jamais changé, s’appuyaient chacun sur un certain nombre d’aspects, décomposables eux-mêmes en traits, qui sont à la personne ce que la particule élémentaire est à la molécule. Les facteurs pouvaient désormais s’associer, non seulement sous la forme de 16 combinaisons parfaites (2 puissance 4), mais sous 81 combinaisons plus réalistes (3 puissance 4), chaque facteur intégrant une troisième valeur capitale, la valeur du facteur non-pertinent, que les courbes de Gauss nous présentent comme l’option la plus fréquente sur le plan statistique. L’outil devint plus ambitieux. Afin de se rendre utile en formation ou en coaching, il se voulut non seulement descriptif, mais aussi prédictif, à la manière d’une ordonnance médicale. D’autres plans de personnalité peuvent également faire irruption et semer le désordre. Des contradictions peuvent s’insérer dans l’équation. Le naturel ne parvient plus à tenir le gouvernail. Le maquillage ou le compromis d’urgence s’imposent. Le plan des aptitudes ou du style (ce qu’on sait faire) ou celui de la mission (ce qu’on doit faire) peuvent taquiner ou contrarier celui du caractère (ce qu’on a besoin de faire). La vie s’amuse à infliger l’incohérence, à déjouer les plans et les chemins rectilignes. La personnalité devient alors une puissance de synthèse, qui dans une illusion de liberté, va prononcer des arbitrages imparfaits, comme tout ce qui a le mérite d’exister.
Cette approche globale du phénomène humain, saisi dans la globalité de ses contradictions et de son imperfection, a finalement adopté le nom de “Persométrie”, afin de clarifier ses objectifs : mettre en équation les probabilités comportementales d’un individu (à la manière d’un système métrique), mais aussi éclairer la logique de sa destinée, et reprendre en main sa spirale infernale en lui obéissant. La Persométrie n’est bien-sûr pas une science exacte. Elle ne peut offrir qu’une probabilité de probabilité de comportement.