Le backoffice est-il cancérigène ?
L’Histoire des civilisations démontre qu’elles obéissent très souvent à un cycle déterminé par le comportement de ses élites. Quand une nouvelle élite s’installe, une organisation nouvelle, plus productive se met en place. La civilisation amorce un mouvement de croissance. Avec le temps, le confort et la facilité amollissent les élites ou leur descendance. Elles se rendent moins utiles à la défense, à la sécurité ou à la productivité des peuples. Elles se retranchent à l’abri de procédures ou de rituels, qui servent surtout à protéger ou à perpétuer leurs privilèges. Il arrive même que ces mécanismes issus de la minorité deviennent, au fil du temps, contre-productifs ou trop coûteux pour la majorité. L’élite ne fait alors plus son travail. Elle devient un fardeau. Une décadence s’amorce, suivie parfois d’une guerre ou d’une révolution, qui tentent de corriger l’anomalie. Une période de désorganisation et de disette s’établit, jusqu’à ce qu’une nouvelle élite parvienne à s’imposer. Un cycle nouveau s’enclenche.
Un séquençage similaire se dessine souvent dans l’histoire d’une entreprise. Avec l’esprit start-up et l’enthousiasme des débuts, les entreprises naissantes sont souvent passionnées par leur service, leur client, leur service client. A moindre frais, à moindre coût, elles délivrent un produit de grande qualité, qui assure le succès, la croissance. Le front office est priorisé sur le back office. La plupart des collaborateurs sont en contact direct avec le client ou se sentent impliqués par sa satisfaction.
Avec le temps, des procédures et des routines s’installent, toujours plus confortables pour les collaborateurs vieillissants, qui s’adonnent de plus en plus au télétravail, à l’abri d’un écran, qui mérite bien son nom. Au fil des années, ils s’affranchissent des tracas qu’exige l’adaptation continuelle à des clients ou à de nouveaux collaborateurs, perçus comme capricieux, paresseux, dérangés ou démobilisés. Peu à peu le back office prend le pas sur front office. Les anciens collaborateurs, à commencer par les fondateurs, se consacrent exclusivement à des fonctions supports : stratégie, marketing, optimisation RH ou financière. Le service délivré est délégué aux derniers collaborateurs embauchés, moins impliqués, peu expérimentés, ou externalisés à des sous-traitants mal connus. La qualité du produit décline. Les charges fixes s’alourdissent. La complexité de l’organisation et des relations augmente. Le back office se développe alors comme une tumeur maligne, accumulant les métastases et les procédures inutiles, tandis que les forces vives au front sont démobilisées par un intéressement trop faible aux résultats et des liens délités avec les vrais propriétaires. La concurrence fait alors son travail et récupère peu à peu le marché laissé à l’abandon.
Ce phénomène d’attrition n’a rien d’exceptionnel. Il correspond à l’entropie des physiciens, au vieillissement des biologistes, à l’érosion naturelle des géologues, à l’usure du pouvoir des politiciens. La seule façon de le combattre est de donner périodiquement des coups de pied dans la fourmilière, de relancer régulièrement des boucles d’innovation, de rajeunir continuellement ses équipes par de nouvelles recrues, intéressées directement aux résultats. Evidemment, cela peut ne pas plaire aux vieilles moustaches.