Quand l’IA (intelligence artificielle) s’articule avec l’IH (intelligence humaine)
Dans quelques décennies, les hommes deviendront peut-être des créatures hybrides. Ils combineront une souche biologique et carbonée, des implants mécaniques, des prothèses technologiques (comme des lunettes à réalité augmentée), et des injections massives d’intelligence artificielle. Il n’est donc pas illégitime de s’interroger sur la façon dont l’intelligence humaine (IH) pourra enfourcher l’IA (intelligence artificielle) et chevaucher sur la haute technologie comme un cavalier habile.
Longtemps les humains ont compté sur leur travail pour résoudre leur problématique identitaire. Depuis l’apparition de l’agriculture, il y a une centaine de siècles, le travail est ce qui apporte la direction, la cohérence, une signification. La donne change brusquement avec l’irruption de la robotique, de la bureautique et de l’intelligence artificielle. Bien des emplois du siècle à venir ne sont en effet que des simulacres d’emplois : des occupations artificielles imaginées pour détourner les hommes de la contemplation de leur néant, ce que David Graeber appelait des bullshit jobs. En période de Covid et de confinement, on s’est vite rendu compte qu’on pouvait se passer de la plupart d’entre-nous, à condition que les infirmières, les routiers, les commerçants, les éboueurs (soit moins de 20% de la population active) restent fidèlement à leur poste. Demain peut-être, ne conserveront un vrai travail que les « travailleurs manuels » (les artisans, les coiffeurs, les femmes de chambre ou les cuisiniers, qu’il n’est pas forcément rentable de remplacer par des robots), les travailleurs sociaux (comme les infirmières), les capitalistes (ceux qui possèdent les data center, les machines, les matières premières, les domaines agricoles), les talents rares et les têtes particulièrement bien faites. Mais qu’est-ce qu’une tête bien faite dans une économie cognitive, où déjà ChatGPT se montre plus performante que la plupart des humains ordinaires ? Comment échapper au déclassement et se soustraire à l’inutilité ?
Si l’on se représente l’intelligence comme une triangulation entre la pertinence, la créativité et la vitesse, l’IA gagne souvent le match. Lorsque l’IA fonctionne parfois à la vitesse de la lumière (300 millions de mètres à la seconde), l’influx nerveux de l’IH (entre 1 et 10 mètres par seconde) est déconsidéré. La pertinence et la créativité de l’IA sont également plus grandes, avec bien sûr quelques exceptions pour les experts, les virtuoses ou les génies. On a aussi pu démontrer que les diagnostics médicaux présentés par une IA étaient aussi beaucoup plus empathiques dans leur formulation que ceux des médecins spécialisés, selon l’évaluation d’un jury constitué par les médecins spécialisés eux-mêmes*. Les anecdotes croustillantes à l’heure de l’apéro sur la mise en échec de ChatGPT par des questions-pièges ne tient pas compte de sa courbe d’apprentissage exponentielle. Une IA se nourrit de ses erreurs et progresse constamment grâce à elle : c’est le cœur de son ADN.
On peut ainsi comparer le cerveau humain au fonctionnement d’un ordinateur dans ses différents composants : vitesse du processeur, mémoire de stockage, mémoire de travail, millefeuille des algorithmes (BIOS, système d’exploitation, logiciel, application), expérience et compétence de l’utilisateur. Presque toujours l’artificiel l’emporte, sauf quand il faut contextualiser une préconisation en tenant compte de l’implicite, de l’invisible. Rien de tel qu’un humain pour interpréter un non-dit ou un sous-entendu, pour faire la part des choses, pour relativiser. Mais pour la rapidité, la rigueur des analyses, la puissance des synthèses, la masse des informations mobilisées, l’intelligence humaine doit s’incliner. Elle a plus avantage à rechercher la collaboration que la compétition.
Du coup, les occupations professionnelles vont devoir se transformer. Les inégalités professionnelles, comme les stratifications sociales en émergence, reposeront peut-être moins sur la détention d’une rente de situation (comme aujourd’hui) que sur la capacité des individus à faire corps avec leur monture.
Les « exclus » ne savent pas, ne peuvent pas ou ne veulent pas utiliser l’IA. On trouve ici des personnes vieillissantes, démunies, écartées, conservatrices qui continuent avec plus ou moins de succès la vie d’avant, les traditions, le travail à l’ancienne.
Les « zombies » deviendront sans doute la catégorie majoritaire dans les pays développés. Elles utilisent l’IA de manière passive, sans être trop regardantes sur ses sources et sa finalité secrète. Le propriétaire de l’IA bon marché sera en effet souvent une entreprise privée (comme Netflix ou Disney), un état totalitaire (comme la Chine) ou une mafia. Les zombies sont les héritiers des foules grouillantes sur les réseaux sociaux.
Les « fanatiques » sont un peu plus intelligents que les zombies. Ils pratiquent la technologie avec dextérité et comprennent les situations complexes. Mais ils ont la compréhension des processus plus que des contextes, des règles plus que des exceptions. Ils affectionnent les autoroutes de la pensée. Leur respect du main-think les rend consensuels et donc parfois dangereux.
Les « centaures » vivent en symbiose avec une IA spécialisée, issue de sources maîtrisées. A la différence des fanatiques, ils pensent différemment les uns des autres. Ils sont donc plus tolérants et plus agiles. Ils savent traiter les situations particulières et gérer les personnes singulières. Ils savent déléguer à fond à l’IA ce qui doit l’être. Ils conservent une autonomie de jugement pour apprécier les situations ambiguës, où l’implicite et l’explicite sont imbriquées. Ce sont donc des « centaures », dans la mesure où leur intelligence résulte d’un alliage choisi entre l’IA et l’IH. L’avenir leur appartient, dans la mesure où les autres profils seront vite déclassés ou instrumentalisés.
Il n’est donc pas illégitime de s’interroger sur les systèmes éducatifs qui permettent de devenir un centaure au lieu d’un exclu, d’un zombie ou d’un fanatique. Les modèles magistraux, toujours en vogue dans les pays latins, sont de ce point de vue moins favorables que les modèles responsabilisants, à l’œuvre dans les pays du Nord. Le modèle préfère donc la transversalité à la spécialisation (la spécialisation abrutit, surtout en vieillissant, quand elle ne peut que s’accentuer). Le pragmatisme est préféré aux dogmes, l’art de poser ou de se poser des questions, à celui de s’accrocher à des réponses toutes faites. L’autonomie de la personne est enfin privilégiée par ce modèle, qui renonce à abrutir les masses au profit des élites. Il ne cherche pas à installer insidieusement dans les infrastructures du cerveau, à travers des rituels et des codes, des réflexes de subordination à une autorité supposée légitime.
Si vous souhaitez faire de vos enfants des zombies, des fanatiques ou des exclus, n’hésitez donc plus. Envoyez-les dans un cours magistral, où ils passeront 28 heures par semaine à écouter, assis, un adulte, debout, leur expliquer maladroitement ce qu’ils pourraient comprendre plus clairement sur YouTube ou expérimenter directement sur le terrain, seuls, en petits groupes ou avec un professionnel.
* Article du Figaro paru le 5 mai 2023